L’émigration des ressortissants de Movelier au XIXème siècle

par

Marie-Angèle Lovis

Rue des Franchises 16

2900 Porrentruy

Jura Suisse

 

Marieangele50@caramail.com

 

 

bateau.JPG (89010 Byte)

 

Emigrants sur l'entrepont du bateau le Samuel Hop, gravure, 1849

 

 

Table des matières

 

1. Sources

2. Liste des émigrants

3. Représentation graphique des départs

4. Pyramide des âges

Répartition des émigrants par sexe

Structure familiale

5. Quelles sont les raisons qui incitent à émigrer ?

Les départs de 1843

Les départs de 1852-1855

Les départs de 1873

6. Quelles démarches entreprendre avant le départ ?

7. La commune aide-t-elle matériellement ses ressortissants ?

8. Quelles sommes la bourgeoisie est-elle disposée à accorder aux émigrants ?

9. Comment la commune se procure-t-elle les liquidités nécessaires ?

10. Les subsides à l’émigration versés par la commune, sont-ils à considérer comme une perte pour la caisse communale ?

11. Quelles sont les tractations entre la commune et les agences d’émigration ?

Manière de procéder

Agences ayant conclu des contrats ou fait des offres

12. Combien coûte la traversée de l’Atlantique ?

13. Comment s’effectue le paiement du voyage ?

14. Quels pays attirent les émigrants de Movelier ?

- les Etats-Unis

- l’Algérie

- l’Amérique latine

15. Les naufragés de 1873

 

1. Sources

 

Les documents suivants ont servi de base à cette recherche :

 

à la commune

 

Le Registre des bourgeois 

Les PV des assemblées de bourgeoisie de 1860 à 1891

Les PV du conseil de 1871 à 1889

 

à l'Office du patrimoine historique,  (OPH), Archives cantonales, à Porrentruy

 

            Rapports des préfets du district de Delémont, copies

         La Feuille officielle du Jura

 

à la Bibliothèque cantonale, à Porrentruy

 

            L'Helvétie, La Gazette jurassienne, Le Jura, Le Progrès

 

aux archives cantonales bernoises, à Berne

 

Les Registres de passeports

Les Rapports des préfets du district de Delémont, copies à l'OPH

 

Les informations fournies par M. Jean Christe, généalogiste, à la Bosse, Le Bémont

 

retour table des matières

 

2. Liste des émigrants

 

Les émigrants dont le nom est précédé d'un * ont indiqué leur intention de partir, mais je ne suis pas certaine qu'ils aient effectivement émigré.

 

Même si je les ai comptabilisés comme tels et que ce ne soit pas le cas, leur nombre compense peut-être celui des personnes qui se sont installées outre-mer et dont je n'ai pas trouvé de traces écrites.

 

Liste des émigrants

 

 

retour table des matières

 

3. Représentation graphique des départs

 

Ce tableau tient compte de 141 personnes sur 145 pour lesquelles l'année de départ est connue.

 


 

 


Population de Movelier

 

Recensement de   1846 :    346 habitants

                            1850 :    386                                   

                            1856 :    318                                   

                            1860 :    319

                            1870 :    342

                            1880 :    330

                            1888 :    297

                            1900 :    272

                            1998 :    410

 

Les départs de 1852 à 1854 (environ 87 émigrants) représentent le 22 % de la population de 1850. Ils provoquent un recul démographique qui ne sera plus  rattrapé tandis que les 27 départs de 1873, soit le 7 % des habitants de 1870, après de décennie de reprise, amorcent une baisse régulière qui se poursuit jusqu'en 1900.

 

A l'exception de l'épisode algérien, les bourgeois de Movelier se dirigent en masse vers les Etats-Unis, l'Argentine qui attire bien des émigrants ajoulots et francs-montagnards  ne les intéresse pas.

 

retour table des matières

 

4. Pyramide des âges

 

Cette représentation graphique tient compte de 123 personnes sur 145 dont on connaît l'âge au moment du départ.

 


 

 

 


Répartition des émigrants par sexe

 

A première vue,  il se dégage une légère prédominance féminine. Elle est due au nombre élevé de filles de 0 à 14 ans. Est-ce le hasard ou le reflet d'une réalité : les filles auraient-elles plus de chance de survie durant les premières années de leur existence ?

 

Cependant si l'on tient compte uniquement des adultes de plus de 15 ans, ce sont 41 hommes qui émigrent et seulement 22 femmes. Parmi ces dernières, 18 sont mariées, 2 veuves et 2 célibataires en partance avec leur père et mère. Chez les hommes, 19 sont mariés, 2 veufs et 16 célibataires dont une dizaine émigre sans les parents. Mais ces hommes seuls peuvent être apparentés entre eux (frères).

 

Par conséquent, on peut en déduire que la femme suit son mari qu'elle partage ou non sa décision. Elle ne prend guère le risque de s'aventurer seule au-delà des mers tandis que les hommes célibataires sont beaucoup plus nombreux à entreprendre une telle démarche.

 

 

Structure familiale

 

Une autre caractéristique de cette pyramide des âges est une forte proportion d'enfants de moins de 15 ans (60). Ils représentent le 50 % de l'effectif. Leur importance est typique d'une émigration à caractère familial.

 

Le nombre d'enfants par couple est nettement plus élevé en 1843 et dans les années 1850. Prenons, par exemple, les mères âgées de 41 à 48 ans : elles ont entre 9 et 4 enfants tandis qu'en 1873, ce nombre d'enfants tombe à 3 ou 4 seulement.

           

Les adultes entre 15 et 44 ans, que l'on suppose en pleine possession de leurs forces physiques, concernent seulement  le  37  %  du total (46). On y retrouve les parents,  les quelques célibataires partant seuls, mais certains d'entre eux peuvent être rattachées à des familles sans que ces liens n'apparaissent à première vue.

 

Une [1]étude portant sur l'âge des émigrants de l'ancien Jura bernois dans les années 1910-13 met en évidence une structure des classes d'âge tout à fait différente de celle de Movelier. Le nombre d'enfants en bas âge est faible tandis que celui des adultes entre 20 et 40 ans est très important. On peut en déduire que, si au fil du temps, les émigrants évitent de se charger d'une nombreuse famille, c'est qu'il est de moins en moins évident , à l'arrivée, de pouvoir s'établir rapidement sur des terres. La présence de nombreux enfants est un handicap lorsqu'on séjourne dans un port dans l'attente de trouver du terrain ou un emploi en ville.

 

Quant aux personnes de plus de 50 ans (11), elles totalisent le 9 % des émigrants. Ce sont des parents âgés, parfois veufs, qui émigrent avec leurs enfants adultes célibataires (et) ou mariés.

 

Peut-être seraient-ils restés seuls et tombés dans l'indigence s'ils n'avaient pas suivi leur fils ou fille outre-mer. Ce type de familles élargies où se retrouvent trois générations peut regrouper de 11 (les Monnin) à 16 personnes (les Broquet François).

 

Cependant malgré leur âge avancé, quelques pères  ont encore des enfants très jeunes. Par exemple, François Broquet, 71 ans est le papa de deux garçonnets et d'une fillette, de 9 à  3 ans. Il faut relever que sa troisième épouse n'a que 42 ans. Dans cette famille, l'esprit de clan joue un rôle important ! Des enfants de sa 1ère et de sa deuxième femme se joignent à lui ainsi que les deux illégitimes de sa 3e épouse ! Il sera certainement bien soigné dans ses vieux jours ! Le cas des époux Guillaume Moritz, 59 ans, et Marie Rose Crevoiserat, 62 ans, semble plus problématique. Le mari est aveugle; le couple part seul. Apparemment seulement car ils se joignent aux deux enfants adultes que Marie Rose a eus d'un premier mariage et qui partent de Pleigne.

 

 

En conclusion, les convois qui s'acheminent de l'autre côté des mers rassemblent surtout des groupes constitués des parents et des enfants. Mais ces familles nucléaires sont souvent apparentées entre elles. Ce sont des frères, des sœurs, des beaux-frères et belles-sœurs. Parfois les grands-parents se joignent aux partants. A ces regroupements familiaux à l'intérieur de Movelier s'en ajoutent d'autres entre membres d'une même famille dispersée dans les villages voisins (Pleigne, Mettemberg…)

 

 

retour table des matières

 

5. Quelles sont les raisons qui incitent à émigrer ?

 

Emigrer n'est pas une décision prise à la dernière minute, mais en général une réponse réfléchie à des conditions de vie difficiles, ou jugées comme telles. A un moment donné intervient un événement nouveau, la goutte d'eau qui fait déborder le vase pour certains individus. Ils décident alors de rompre avec leur village natal dans l'espoir de trouver une situation meilleure outre-mer.

 

A Movelier, les vagues de départs sont précises. Il s'agit

 

·         de 1843,

·         de 1852 à 1854 et

·         de 1873.

 

Examiner la situation économique de la commune à ces différentes époques permet de trouver des éléments qui ont poussé des bourgeois à s'installer outre-mer. Comme les archives communales ont été en grande partie détruites par un incendie, ce sont les rapports des préfets pour le district de Delémont qui cernent le mieux le paysage économique de la région.

 

Les départs de 1843

 

L'agriculture et l'élevage du bétail sont les uniques ressources de Movelier au début des années 1840. Pas de gisement de fer, pas de fonderie, pas d'horlogerie comme dans d'autres localités du district de Delémont, et le tissage de la soie, qui est très répandu dans le val Terbi, n'est pratiqué que par très peu de familles. Par conséquent, pas de possibilités de revenu complémentaire.. Au début des années 1850, le préfet considère toujours cette localité comme un village "de peu d'aisance" comme ses voisins Pleigne et Ederswiller.

 

A cette époque, les méthodes de travail dans le secteur primaire sont encore archaïques malgré quelques progrès. Les rendements faibles n'arrivent pas à nourrir une population en expansion. Dans son rapport de 1843, le préfet insiste sur ces aspects en signalant que le morcellement des terres dû à l'augmentation démographique et à la division des héritages aggrave les difficultés et tend "à faire de biens petits cultivateurs d'une foule de fils de paysans". Il n'y a pas lieu de s'étonner si plusieurs familles peu fortunées se laissent tenter par l'Algérie et l'Amérique d'autant plus que la propagande des agences d'émigration leur fait entrevoir des chimères. Toujours dans le même rapport, le préfet signale que

 

"Dans ce moment une compagnie française engage des personnes à partir pour le Texas. J'ai prévenu la plupart de ces personnes des risques qu'elles avaient à courir dans ces pays éloignés; mais la manie de l'émigration leur fait fermer l'oreille à tout conseil".

 

Les départs de 1852-1855

 

La situation économique déjà précaire lorsque les conditions météorologiques sont normales devient encore plus difficile dès l'apparition de la maladie de la pomme de terre à la fin des

années 1840 et catastrophique lorsque plusieurs années de mauvais temps se succèdent comme de 1851 à 1853. Je cite le préfet dans son rapport de 1850 :

 

"le nombre des pauvres ne serait pas si considérable si la dernière récolte des pommes de terre n'eut pas été si mauvaise, aussi dans certains villages, des personnes qui jusqu'à présent pouvaient se tirer d'affaires, se voient dans le cas d'avoir recours à la charité parce que d'un côté ils n'ont pas de pommes de terre et que d'un autre côté, elles n'on pas de travail. Je signalerai dans ce district les communes de Mettembert, Movelier et Pleigne où les populations sont sans pain et sans travail".

 

En 1851, il renchérit "la maladie des pommes de terre, fléau qui prive le plus grand nombre de gens de leur principale nourriture," a encore ravagé les récoltes.

 

"C'est sans doute ce triste résultat qui engage un si grand nombre de citoyens pauvres ou appartenant à la classe peu aisée, à tourner les yeux vers une autre patrie et à solliciter des bourgeoisies des secours pour émigrer dans les Etats-Unis d'Amérique, où ils espèrent rencontrer des adoucissements à leur malheureuse situation".

 

En 1852, bien que la maladie de la pomme de terre ait un peu diminué, "les céréales qui d'abord promettaient une récolte abondante ont été fort endommagées par la grêle, les pluies et les inondations". Les résultats des mauvaises années sont concrets : le préfet a recensé 63 départs pour 1852-53 à Movelier. Ce chiffre n'est en tout cas pas surestimé étant donné que j'en ai trouvé une douzaine de plus en consultant d'autres sources. A titre comparatif, pendant la même période, 36 personnes partent de Pleigne, soit le 10 % de la population et 111 d'Ederswiller, sur un total de 175 habitants ! Ces constations donnent du poids à la remarque du préfet lorsqu'il affirme qu'on est "forcé de reconnaître que l'émigration a délivré le district d'un grand nombre de malheureux". On peut également comprendre ses inquiétudes :

 

"il est à craindre que l'émigration qui continue dans ce district, et l'horlogerie qui prend des développements, ne nuisent à l'agriculture en lui enlevant des bras qui lui seraient pourtant très nécessaires". Rapport de 1853

 

La situation économique dans laquelle vivotent certains ménages devient insupportable dès que les aléas du temps provoquent une nouvelle baisse des récoltes et par conséquent un renchérissement du prix des denrées de première nécessité.

 

On assiste alors à une émigration de masse de familles entières cherchant à améliorer leur conditions d'existence dans des pays s'ouvrant à la colonisation. Cette situation n'est d'ailleurs pas propre au Jura ni à la Suisse.

 

Parmi les éléments favorisant les départs, on ne peut écarter les subsides versés par la commune et  les lettres que des colons envoient à la parenté ou aux amis restés au pays. Aucune n'a été retrouvée dans les archives de Movelier. Mais en consultant la liste des émigrés, on ne peut s'empêcher d'établir de tels liens de cause à effet.

 

Les départs de 1873

 

Durant le dernier quart du XIXe siècle, l'Europe vit une période difficile que l'on désigne souvent sous le terme La grande dépression. La Suisse et bien entendu le Jura sont touchés par cette profonde crise économique. Les départs atteignent des maxima au début des années 1880 puis reculent très nettement à partir de 1890.

 

A Movelier, les émigrants de 1873 anticiperaient-ils la crise ? Impossible d'obtenir des renseignements dans les rapports du préfet : ils ne font pas allusion à la situation économique. Il serait intéressant d'approfondir l'étude d'événements qui ont marqué la commune les années précédentes. Peut-être nous donneraient-ils une clé d'interprétation. Ce qui est certain, c'est que les départs outre-mer sont insignifiants après 1873 alors que la population du village baisse jusqu'en 1900. Ce recul démographique prouve la difficulté à vivre au village. Ses habitants le quittent pour chercher du travail, mais ils se rendent probablement dans certaines localités voisines qui s'industrialisent et non plus au-delà de l'Atlantique.

 

 

retour table des matières

 

6. Quelles démarches entreprendre avant le départ ?

 

Le candidat à l'émigration doit remplir les formalités suivantes :

 

·       Publier deux fois dans la Feuille officielle du Jura son intention d'émigrer

 

Une loi l'y oblige depuis 1838 afin que les créanciers éventuels puissent faire valoir leurs droits. Cette contrainte, pas toujours suivie et supprimée dès 1876, m'a servi de point de départ dans ma recherche.

 

Avis1873.JPG (482976 Byte)

 

retour aux naufragés

 

·       Se procurer une copie de l'acte d'origine ou de baptême

 

·     Demander au conseil communal de le recommander auprès du préfet pour l'obtention d'un passeport. A son tour, le préfet le recommande à la Direction de la police du canton de Berne.

 

"Tout passeport devra être personnel et ne comprendre qu'un seul individu, excepté lorsque le voyageur est accompagné de sa femme et de ses enfants ou domestiques, lesquels, dans ce cas, seront nominativement désignés dans le passeport."

 

Ordonnance de 1838, du Conseil-exécutif du canton de Berne, art. 7

 

Cette formalité n'est pas toujours observée, car le contrat de voyage délivré par l'agence d'émigration remplace très souvent le passeport surtout dans les cas d'émigration collective.

 

·       Demander une aide financière à la commune.

 

dem_atlant_o.jpg (125121 Byte)

 

retour aux naufragés

 

·       S'il possède une maison, des champs, du mobilier, l'émigrant les vend quelques jours avant son départ.

 

Vente pour cause de départ

 

Le 6 mars 1843, Joseph Sutterlet, de Movelier, exposera en vente publique et volontaire, pour cause de départ pour l’Amérique tout le mobilier qui garnit son ménage, une maison et 16 pièces de terre, à Movelier.

 

Delémont, le 22 février 1843

 

Source : Feuille officielle du Jura, 1843, no 8

 

retour table des matières

 

7. La commune aide-t-elle matériellement ses ressortissants ?

 

Les communes jurassiennes accordent, en principe, des subsides à leurs bourgeois. C'est l'assemblée qui, par un vote à main levée ou au bulletin secret, accepte de verser des secours et décide du montant. La Feuille officielle du Jura publie l'ordre du jour des assemblées communales. On y apprend que des demandes d'aide sont présentées à Movelier dès 1843. Malheureusement seuls les PV des assemblées à partir de 1860  sont arrivés jusqu'à nous.

 

Les comptes communaux nous informent que des sommes ont été versées dans ce but en 1853, 1854, 1873 et 1876.

 

Prenons le cas de 1853 :

 

fr. 9.168.- sont consacrés aux émigrants sur un total de dépenses annuelles de fr. 10.540.-, les recettes se chiffrant à fr. 13.692.-.

 

Autant dire que le poste Emigration a grevé lourdement le budget de cette année.

 

En 1873, d'importants montants sont également réservés à cet effet. Mais j'ai l'impression que ceux destinés au transport des bourgeois qui ont fait naufrage cette année-là n'ont pas été versés intégralement à l'agence d'émigration. (voir 15. Les naufragés)

 

retour table des matières

 

8. Quelles sommes la bourgeoisie est-elle disposée à accorder aux émigrants ?

 

Généralement la caisse bourgeoise prend à sa charge le transport Movelier - lieu de destination et y ajoute 20 ou 50 fr. par personne. Ce montant est remis aux émigrants juste avant leur embarquement ou à leur débarquement outre-mer par l'entremise de l'agence d'émigration.

 

Le gouvernement bernois oblige les communes à verser cette petite somme à leurs bourgeois. Il espère que ses concitoyens ne tomberont pas dans l'indigence dès leur arrivée. Ce modeste pécule les aidera dans les premiers temps en attendant de trouver du travail. Cette aide n'est pas uniquement humanitaire. Sans ressources, dans la misère, les émigrants risqueraient de se faire rapatrier dans leur commune d'origine !

 

 

Depenses.JPG (445232 Byte)

 

Les PV des assemblées nous apprennent qu'en janvier 1873  la commune décide de faire une offre promotionnelle : elle paie le voyage à toutes les personnes qui émigreront durant l'année et "leur accorde fr. 20.- de l'autre côté de la mer"! Derrière cette généreuse proposition se cache probablement une attitude pragmatique : elle encourage les familles pauvres à partir, ces dépenses lui coûtant moins cher que des frais d'assistance si ces bourgeois tombent à la charge de la caisse communale en restant au pays.

 

En effet, les familles Frund, Broquet et Tièche, qui décident d'émigrer, ne sont pas très à l'aise financièrement. L'assemblée vote également une rallonge de fr. 100.- à employer pour se procurer des vêtements et décide que le receveur accompagne ces familles au moment des achats. Impossible de les utiliser à d'autres fins. Trois semaines plus tard, l'assemblée communale est à nouveau convoquée. Cette fois, elle leur accorde des avances sur leurs bons communaux, notamment [2]les gaubes d'affouage. La même assemblée consent aussi à ce que chaque famille  reçoive encore fr. 50.- pris dans la Caisse des pauvres.

 

retour table des matières

 

9. Comment la commune  procure-t-elle les liquidités nécessaires ?

 

Elle peut envisager plusieurs possibilités :

 

·             lorsqu'il s'agit de quelques départs isolés, le receveur prélève l'argent dans la caisse communale.

 

·             lorsque plusieurs familles partent en l'espace de quelques semaines, les frais sont considérables et les liquidités disponibles immédiatement sont insuffisantes.

 

C'est ainsi qu'en 1853, la commune se procure la somme nécessaire par des ventes de bois. (Il ne faut pas oublier que les communes jurassiennes sont riches en forêts). Le notaire de préfecture Heitsch adjuge 453 sapins pour un montant de fr. 10.000.- à un marchand d'Asuel. Vive la déforestation ! Après avoir touché la commission  que la commune lui verse pour cette vente, le même notaire change de casquette : il joue son rôle d'agent d'émigration et signe avec la commune le contrat de voyage des émigrés, empochant, le même jour, une deuxième commission pour le même objet !

 

En 1873, la commune opte pour un autre moyen de financement : un emprunt de fr. 3.200.- auprès d'une Caisse d'épargne, emprunt qui sera remboursé ultérieurement par une vente de bois. En réalité, cet emprunt n'a pas été contracté, le naufrage du bateau transportant les 23 émigrés ayant probablement annulé le contrat de transport signé avec l'agence.

 

retour table des matières

 

10. Les subsides à l'émigration versés par la commune, sont-ils à considérer comme une perte pour la caisse communale ?

 

 Probablement pas :

 

·             D'une part, en encourageant des individus ou des familles pauvres à émigrer, la bourgeoisie s'épargne le versement d'allocations de secours si ces personnes tombent à la charge de la commune en restant au pays.

 

·             D'autre part, lorsque l'assemblée vote les subsides, elle précise bien

 

"que si les émigrants revenaient dans la commune, ils auront à rembourser toutes les sommes qu'ils ont reçues et ce que la commune a payé pour le voyage de Movelier en Amérique ou la commune leur retirera leurs bons communaux jusqu'à parfait paiement".

 

Assemblée communale du 9 mars 1873

 

 

Rien de choquant dans l'attitude de l'assemblée de Movelier, car pratiquement toutes les communes jurassiennes agissent ainsi en cas de retour au pays. Néanmoins certaines bourgeoisies informent qu'elles n'exigeront pas le  remboursement de leurs frais si leurs ressortissants rentrent au village après 10, voire 15 années d'absence. Que se passe-t-il pendant ce laps de temps ? Les bourgeoisies vendent à leur profit les bons communaux des absents. C'est une manière de rentrer dans leurs frais, ne serait-ce que partiellement. Pour Movelier, rien n'est précisé. Mais on pourrait supposer que les autorités communales agissent à l'instar de leurs collègues d'autres villages.

 

retour table des matières

 

11. Quelles sont les tractations entre la commune et les agences d'émigration ?

 

 

 Manière de procéder

 

La procédure se retrouve dans bon nombre de communes jurassiennes. Une fois que le principe de l'aide est accordé, l'assemblée nomme une commission  formée du maire, du receveur et de un ou deux membres du conseil communal. Celle-ci est chargée de contacter les agences d'émigration, de discuter les prix et de conclure le contrat de voyage.

 

Agences ayant conclu des contrats ou fait des offres

 

 

 

En 1853

 

Agences

 

(Je n'ai pas pu repérer

son nom)

 

Steinmann-Drevet

 

 

Beck & Herzog

 

Représentants

 

M. Heitsch, notaire de préfecture, à Bellerive

 

 

M.Berbier, négociant,

à Delémont

 

 

MM. Helg et Fromaigeat

 

 

Siège principal

 

?

 

 

 

 

Bâle

 

 

 

Bâle

 

 

 

D'après les compte communaux de 1873, on peut déduire que les contrats sont signés avec trois maisons différentes. Cette attitude présuppose le choix dont dispose les autorités communales. En effet, il ne faut pas oublier que le transport des émigrants est un marché juteux Par conséquent, à Movelier, comme en Suisse et dans d'autres pays voisins, les agences se livrent une concurrence très vive. A remarquer que ces entreprises ont toutes leur siège principal à Bâle, plaque tournante de ce type de commerce.

 

 

 

En 1873

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Agence

 

Ph. Rommel & Cie

 

 

 

 

C. Brown & Cie 

 

 

J.U.  Schmid

 

 

 

(Je n'ai pas pu repérer son nom)

 

 

 

André Zwilchenbart

 

 

Probablement agence française

 

 

Représentant

 

La commune traite directement avec le "patron" Ph. Rommel

 

 

Idem

 

 

Signature illisible

 

 

 

Ed. Schaffter, ancien commandant, à Moutier

 

 

Son représentant à Bâle

 

M. Devantoy, à Belfort

 

Siège principal

 

Bâle

 

 

 

 

 
Bâle

 

 

Bâle

 

 

 

?

 

 

 

 

Bâle

 

 

Belfort

 

 

 

En 1853, les agences ayant des représentants dans des localités proches de Movelier, je suppose que ces derniers se déplacent au village ou que les autorités communales se rendent chez eux. Pour 1873, les archives communales ont conservé de la correspondance entre le maire et  plusieurs agences. Celles-ci rivalisent en bons services et en prix calculés au plus juste pour emporter la mise.

 

.

 

Lorsque la profession des agents locaux nous est connue, notaire, négociant, ancien commandant, nous comprenons qu'ils exercent cette activité à titre accessoire et que le métier qu'ils pratiquent ou ont pratiqué jouit d'un certain prestige et est de nature à inspirer confiance au public potentiel.

 

 

retour table des matières

 

12. Combien coûte la traversée de l'Atlantique ?

 

·             Bâle  -  New York

 

1853 : environ fr. 200.- , via le Havre, pour une personne de plus de 12 ans, un peu moins pour les plus jeunes

voyage d'une quarantaine de jours en voilier

 

1873 : environ fr. 212.-, via le Havre, toujours pour une personne de 12 ans, les plus jeunes payant un peu moins

voyage de deux semaines en bateau à vapeur

 

Le prix n'a guère changé en vingt ans. Mais le type de vaisseau permet de traverser l'océan beaucoup plus rapidement et le confort à bord s'est considérablement amélioré même pour les troisièmes classes.

 

 

·             Bâle  -  Buenos Ayres   (1873)

 

Fr. 280.- à 300.-, selon les compagnies, pour une personne de plus de 12 ans, en vapeur, au départ du Havre,  35 jours

 

Fr. 345.-, toujours pour une personne de plus de 12 ans, en vapeur, au départ de Bordeaux, 23 jours; il est évident que la durée peut varier d'un convoi à l'autre.

 

Fr. 240.-, toujours pour une personne de plus de 12 ans, en voilier, au départ du Havre, le nombre de jours de traversée n'est pas connu

 

Choix de la commission communale : départ du Havre, en bateau à vapeur.

 

 

Pour plus de précisions concernant les prix en fonction des âges et des types de bateaux, je vous renvoie aux échanges de correspondance entre la commune et les agences.

 

 

 

Le trajet de Bâle jusqu'au Havre se parcourt en diligence ou en chemin de fer selon l'époque.

 

 

retour table des matières

 

13. Comment s’effectue le paiement du voyage ?

 

Nous disposons d'informations pour 1873.

 

Le receveur communal verse un acompte au moment de la conclusion du contrat et attend l'envoi d'une preuve du départ en mer des villageois.

 

Cet usage courant veut qu'à partir du moment où les émigrants sont montés à bord du navire, le capitaine du vaisseau établisse un certificat d'embarquement précisant entre autres, le nom des passagers, leur âge, la ville portuaire, la date de départ, le nom du bateau. Sa signature est légalisée par le maire du Havre, dans les cas concernant Movelier,  et le document est remis à l'agence d'émigration.

 

Lorsque la commune reçoit ce papier, elle est certaine que ses villageois ont levé l'ancre et elle solde sa facture.

 

Einschif.jpg (124435 Byte)

 

retour table des matières

 

14. Quels pays attirent les émigrants de Movelier ?

 

 

voir Liste des émigrants

 

 

Algérie           Etats-Unis                  Argentine            Brésil     Emigrer         

Total 145  dont                12                       119                                   3                     1        9              

 

Les Etats-Unis  

 

Aux yeux des habitants de Movelier, ce sont les Etats-Unis qui leur offrent le plus de chances de réussite puisque tout au long du XIXe, ils plébiscitent ce lieu de destination.

 

New York est le principal port de débarquement sur le continent américain et le point de départ vers l'intérieur du pays. Je pense que les bourgeois de Movelier ont le même type de comportement que les émigrants d'autres communes jurassiennes : si quelques-uns s'installent à New York, la majorité considère cette ville comme un lieu de transit vers les états agricoles autour des Grands Lacs, tels l'Ohio, l'Indiana, l'Illinois, le Michigan, le Wisconsin, (http://nationalatlas.gov/natlas/natlasstart.asp)dont la topographie rappelle le Jura. Etant donné que  nos bourgeois sont presque tous paysans, tout porte à croire qu'ils cherchent à acheter des terres pour y pratiquer l'agriculture. Je me permets cette hypothèse en faisant des parallèles avec les états où se sont établis certains émigrants de Soyhières, Mettemberg, Develier, Courfaivre, etc., à la même époque, c'est-à-dire dans les années 1850. Quant aux bourgeois qui partent en 1873, ils n'arriveront malheureusement jamais à destination. (voir 15. Les naufragés).

 

Encore une remarque à propos des lieux d'installation aux Etats-Unis :

 

En 1844, un bourgeois précise qu'il a l'intention de se fixer au Texas. Et ce n'est pas un hasard. En 1836, le Texas se sépare du Mexique et devient une république indépendante pendant quelques années avant de passer dans le giron américain. Le gouvernement de la nouvelle république est très préoccupé de peupler ses terres. Il signe avec des particuliers de nombreux contrats de colonisation. Le Français Henri Castro est l'un des ces entrepreneurs qui reçoit gratuitement une certaine superficie de terrain sur laquelle il s'engage à faire venir un nombre déterminé de personnes en un temps limité. Les conditions sont très favorables pour les colons. Castro axe sa campagne de recrutement sur l'Alsace. Mais on retrouve de la propagande également dans les journaux francophones bernois. A tel point que la Feuille officielle du Jura signale en novembre 1843 et janvier 1844 le passage d'un agent recruteur à Delémont. Le bouche-à-oreille a certainement fonctionné à Movelier mais aussi dans d'autres villages car le journal la Feuille d'annonces signale au début de 1845 que "la manie de l'émigration a gagné de nombreuses familles qui partent pour le Texas et l'Algérie".

 

Texas.JPG (228350 Byte)

 

 

 

Note : Jean Joseph Salgat, émigré en 1849, épouse aux USA Marie Joséphine Choulat, fille de Jacques Choulat, d'Asuel, qui a aussi émigré à la fin des années 1840. Leurs témoins de mariage sont François Salgat, je suppose qu'il s'agit de la personne qui est partie en 1851 avec toute sa famille, et un Ajoulot, de Vendlincourt, Auguste Corbat, ayant émigré avec ses parents, ses frères et soeurs  en 1845.

 

Cette anecdote confirme deux impressions que j'ai grâce à d'autres cas dont j’ai eu connaissance aux Etats-Unis, en Argentine et en Uruguay :

 

·     d'une part, les Jurassiens, bien que partant de villages différents, ont tendance à se rendre dans un même groupe d'états; les agents recruteurs les aiguille probablement sur des régions où existe déjà une implantation suisse. A eux de choisir s'ils veulent partir totalement à l'aventure ou retrouver un cadre sécurisant

 

·     d'autre part, les enfants de la génération qui émigre, une fois adultes, se marient volontiers entre eux; cette attitude suppose que certaines familles vivent dans le même voisinage. Avec la deuxième génération, la dispersion géographique s'accroît.

 

 

L'Algérie

 

Pendant les années 1840-1843, la France lance sa politique de colonisation en Algérie. Lors de son exil parisien, Xavier Stockmar propose au gouvernement français, en 1840, un projet très détaillé pour la création d'une Colonie helvétienne. Ce projet ne se réalise pas, mais peut-être que les Salgat et les Frund en ont vaguement entendu parler. En tout cas ils doivent être au courant des offres du gouvernement français. Ce dernier propose aux agriculteurs des terres à des conditions très intéressantes. A cela s'ajoute le transport gratuit. Cependant l'ambassade de France à Berne soumet l'octroi de ces facilités à la condition suivante : les émigrants doivent "prouver qu'ils ont des ressources pécuniaires suffisantes pour se livrer à la colonisation". Ces informations sont publiées dans la Feuille officielle du Jura. Des demandes de subsides sont adressées à l'assemblée communale au début de 1843. Impossible d'en savoir plus, les registres des PV ayant disparu.

 

L'émigration vers l'Algérie ne provoque pas l'engouement et reste très limitée dans le temps.

 

Pour quelles raisons ?

 

J'ai l'impression que les nouvelles données par les émigrés sont globalement négatives. Les retours sont fréquents. Ils s'effectuent parfois dans des conditions dramatiques; le préfet de Delémont dans son rapport de 1844 cite le cas de Joseph Bohrer, d'Ederswiller, parti l'année précédente :

 

"il a perdu sa femme sur mer, il est revenu en septembre, laissant un fils mourant à Lion, il est mort lui-même en octobre et ses deux autres fils sont fort malades".

 

De telles expériences doivent se répandre comme une traînée de poudre et en dissuader plus d'un.

 

Nos bourgeois semblent s'être tirés d'affaire ; en tout cas, ils ne sont pas revenus à Movelier. Les Frund ont donné de leurs nouvelles. Le secrétaire communal a porté des annotations dans le Registre des bourgeois concernant la date de leur décès ou du mariage de leurs enfants. On peut en conclure qu'ils ont fait souche en Algérie.

 

 

L'Amérique latine

 

L'Argentine draine de nombreux émigrants mais laisse indifférents les bourgeois de Movelier, seuls trois s'y risquent alors que les Ajoulots s'y rendent par centaines.

 

A l'exception de l'épisode de Nova-Friburgo, en 1820, le Brésil n'attire pas les Jurassiens durant le XIXe siècle. Le cas de Joseph Moritz tient plutôt de l'inhabituel. Sa date de départ n'est pas connue. Cependant il s'est marié à Sao Paulo en 1891 avec une ressortissante de Vicques. Rentré au pays, il est décédé à Delémont en 1936.

 

 

retour table des matières

 

15. Les naufragés de 1873

 

En ce début d'année 1873, François Joseph Tièche, Pierre François Frund, dit petit, Antoine Broquet, dit Magnin et son beau-frère Joseph Frund, dit boché  prennent une décision à laquelle ils pensaient depuis quelque temps déjà : c'est définitif, ils émigrent avec leurs familles. L'offre de l'assemblée communale du 19 janvier de payer le voyage à toutes les personnes qui partiront pendant cette année-là et de leur verser, en plus vingt francs, a balayé leurs dernières hésitations.

 

Ils suivent la procédure en usage dans de pareils cas :

 

·   Présentation de leurs demandes à l'assemblée communale    ( Voir lettre de demande )

 

4  En date du 16 février, cette dernière acquiesce à leurs désirs et leur accorde encore fr. 100.- pour des achats de vêtements.

 

4  Le 9 mars, nos émigrants reviennent à charge : l'assemblée leur consent quelques   liquidités supplémentaires :

 

Õ L'équivalent en numéraire de leurs droits communaux pour 1873,   voire 1874,   consistant en droit de parcours pour le bétail, bois de chauffage

 

Õ Joseph Frund et François Joseph Tièche reçoivent en plus une aide complémentaire de Fr. 50.- pris sur la Caisse des pauvres.

 

Ces deux chefs de familles sont journaliers, ils louent leurs forces de travail à des propriétaires, ils ont un revenu plus modeste qu'un cultivateur comme Pierre François Frund qui possède quelques terres en propre.

 

 

·   Publication de leur intention d'émigrer dans la Feuille officielle du Jura

 

Les annonces paraissent à deux reprises : c'est conforme à la loi, les créanciers sont avertis de leur départ.

 

(voir Publication de leur départ dans la FOJ)

 

 

Démarches entreprises par les autorités communales

 

 

Ø Le maire Bréchet écrit à différentes agences qui lui proposent d'envoyer un de leurs représentants à Movelier pour discuter de vive voix les contrats de voyage. Chacune est persuadée "que nous nous entendrons quant au prix et conditions, ma maison pouvant rivaliser avec d'autres".

 

Ø J.U. Schmid décroche le contrat. Le 14 mars, le maire et le secrétaire s'engagent à payer fr.  735.- pour le transport de chacune des familles après présentation d'un certificat d'embarquement légalisé par le maire de la ville du Havre.

Les jeunes jusqu'à 12 ans ont des conditions plus avantageuses que les adultes et les nourrissons de moins de un an voyagent gratuitement. L'agent a été assez généreux dans la manière de calculer l'âge des enfants.

 

schmid.jpg (151974 Byte)

 

 Les quatre familles embarquent le 17 mars sur l'Atlantic, un bateau de la ligne anglaise l'Etoile Blanche propriétaire du futur Titanic. Cependant ce navire n'effectue pas la traversée directe Le Havre-New York. Il fait escale dans quelques villes anglaises dont Liverpool. Généralement le détour par Liverpool est déconseillé. Mais le prix de cette variante est plus avantageux pour les passagers, donc également pour la bourgeoisie de Movelier.

 

Le 20 mars, l'Atlantic quitte le port anglais avec environ 1000 passagers à bord, dont une centaine de Suisses, parmi lesquels 22 de Movelier et un de Pleigne

 

 

Ø Le 21 mars, le maire Bréchet est en possession des certificats d'embarquement. La commune doit alors payer le passage de ses émigrants. Mais les caisses sont vides. Le maire écrit à J.U. Schmid pour l'en informer et lui demander de bien vouloir accepter un report du délai de paiement jusqu'au mois de mai.

 

Ø Dans sa réponse du 24 mars, J.U. Schmid  fait remarquer que l'agence doit payer à l'avance la Compagnie de la White Star et le transport par chemin de fer sur territoire français. Par conséquent, elle suggère aux autorités communales de s'adresser à une banque afin que les fonds lui soient versés aussitôt que possible.

   

Ø C'est la décision que prend le conseil lors de sa réunion du 26 mars.

 

 

Puis, c'est le silence. Déchiré par le fracas de l'Atlantic s'échouant contre des rochers près de Halifax. 1er avril, deux heures du matin. 750 victimes dont tous les ressortissants de Movelier et de Pleigne. (http://home.istar.ca/~areyner/Index.html)

 

 

Ce n'est que le 28 avril que le journal Le Progrès publie un article à ce sujet, se référant aux informations données par le conseil fédéral :

« Le conseil fédéral a reçu du consul suisse à New-York des rapports détaillés sur le naufrage du vapeur Atlantic qui est parti le 20 mars dernier de Liverpool avec près de 1000 passager et a péri le 1er avril aux environs de Halifax (Nouvelle-Ecosse) où il a échoué. Cette catastrophe a coûté la vie à 600 personnes parmi lesquelles 62 suisses qui se répartissent comme suit: Zurich 3, Berne 23 (toutes de Movelier) ,  Lucerne 3, Unterwald-le-haut 1, Bâle-Campagne 3, Soleure 1, St-GalI 28 (toutes de Sevelen). Les Suisses qui ont été sauvés sont au nombre de 13, dont 8 zuricois; 1 lucernois, 3 soleurois,  1 st-gallois. Ils ont été  recueillis et soignés par la Société suisse de secours de New-York et se sont rendus dans l'intérieur, chacun avec un subside de 10 dollars.

Les noms des personnes qui ont péri et de celles qui ont été sauvées seront transmis aux gouvernements des cantons que cela concerne et publiés dans la prochaine Feuille fédérale.

Le consul suisse à Liverpool est chargé de réclamer une liste exacte des Suisses qui s'étaient embarqués à bord de l'Atlantic.

Voici les noms de nos malheureux concitoyens de la commune de Movelier qui sont indiqués comme ayant péri dans le naufrage:

Freund Joseph, âgé de 38 ans

            Marianne, 41

            Thérèse,12

            Louis,9

            Marie, 6

            Joseph, 1

            Pierre, 40

            Marie, 44

            Marie-Anne, 12

            Henri-Joseph, 7

            Jules-Léon, 5

            Franç.-Eugène 1

Tièche François, 41

            Marle-Thérèse, 41

            Marie-Elise, 5

            Auguste-Florent, 4

            François-Joseph, 3

Broquet Antoine, 30

            Justine, 26

            Fce Marie, 8

            Antoinette, 5

            Judith, 3

Odiet Olivier de Pleigne, 40 »

 

D'autres articles paraissent dans la Gazette jurassienne du 4 et Le Progrès du 6 mai. Ils reprennent des informations de deux journaux américains. Les descriptions sont très détaillées  Est-ce le souci de recherche des faits réels ou la préoccupation d'augmenter les ventes du journal par l'aspect sensationnel des nouvelles ?

 

« Un journal américain apporte le récit suivant du naufrage de l'Atlantic dans lequel plusieurs de nos compatriotes ont péri :

Le 2, des amis, des parents, partent de New-York, de Massachusetts, de divers points de la Nouvelle-Angleterre, pour Halifax. Une collision a eu lieu sur le chemin de fer. Trois ou quatre par sonnes sont tuées. Ce n est rien. On s'attend à bien autre chose. On arrive à minuit à l'hôtel d'Halifax. Il faut attendre le jour, au milieu des plus effroyables récits.

Le matin, le petit vapeur Henry Rood quitte le quai du Commerce avec le capitaine Merritt, de la Compagnie de sauvetage de New-York; M. Pennell, de la ligne de l'Etoile blanche, à laquelle appartenait l'Atlantic, et des reporters du Herald, qui s'étaient précautionnés de bateaux plus loin, pour eux et quelques confrères.

Le rivage est affreux à voir. Des trains de chemins de fer apportent des piles de cercueils qui ne suffiront pas. Des charpentiers et menuisiers sont là sur le rivage, dégrossissant du sapin à grands coups de hache, et clouant des planches à la hâte. Le quai Cunard en est encombré.

On arrive à Meagher-Islande, l'île témoin du sinistre. L'Atlantic sort de l'eau par ses mâts. Mais ce n'est pas là ce qui inquiète. D'innombrables petits bateaux, montés par les pêcheurs les plus intrépides, et munis de harpons, grappins, cordes, sillonnent la mer, à travers les écueils. Ils nagent au travers de mille débris de planches; de lettres de Suède et de Danemark; d'appareils photographiques, de membres nus qui flottent.

Nous voilà sur le roc qui a été le théâtre du désespoir. Il a 30 pieds de côté. C'est là que des centaines de malheureux ont attendu vainement du secours. Il faudrait des volumes pour raconter tous les actes d'héroïsme ou de cruauté qu'il a vus. Les bateaux sont encore obligés de repousser les brigands de la mer qu'on appelle Ghoules, et qui viennent pour piller. En voici deux qui se battent sur un écueil. Ils tombent à la mer. Ils ne pilleront plus. Et cependant la mer continue à porter des cadavres au rivage, où on les entasse, et où ils forment la colline de la mort. Nous les reverrons en revenant.

Autour du roc, tout a été sondé. Il n'y a plus de cadavres au fond. On dépèce au large le navire qui s'en va déjà en morceaux. On attend les reporters du Herald, qui se sont fait descendre, avec un appareil de plongeur, dans les flancs de l'Atlantic. Là ils ont vu des piles de morts, environnés de poissons qui les dévorent, avec les restes de la cargaison avariée.

Là était la "chambre nuptiale" de M. Fisher, de Vermont, qui avait été avocat à Londres et Venait  d'épouser mis Ripley, fille du gouverneur de la Banque nationale du comté de Rutland. Il venait faire une surprise à sa famille de New-York. Sa femme l'a supplié de se sauver seul. Il a refusé. Au reste, tous les maris ont eu le même héroïsme. Le câble l'avait dit. On les voit là avec leurs femmes.

Des mères sont avec leurs enfants, dont on ne peut les séparer. Les bras sont raidis par la mort. Une belle femme a serré et noué sa robe et ses châles autour d'elle, pour soustraire son corps aux regards. Un vieillard serre dans sa main une bourse et cinquante souverains. Des femmes sont dans l'attitude de la prière. Des hommes ont les bras étendus, comme s'ils voulaient nager.

Leurs yeux sont démesurément ouverts, comme pour chercher une chance de salut. Il y en a dont les poches ont été coupées par les voleurs. D'autres, comme M. Davidson ont encore sur eux des centaines de dollars. D'autres avaient de l'or cousu dans leurs habits; il a été arraché. Il y a des enfants qui paraissent dormir dans leurs berceaux, Dans les cabines, près du gouvernail, il y a encore 100 cadavres.

Il y a eu aussi des scènes de dévouement admirables. William Heymann a sauvé le seul enfant qui ait échappé. Heymann passait par un sabord  il entend derrière lui une voix qui lui crie : "Sauvez d'abord le petit ! ". Presque épuisé, il rentre dans le vaisseau et sauve le petit.

Deux hommes n'ont pas voulu être sauvés. M. Albert Sumner a ôté son paletot, et s'est précipité d'un mât dans la mer. Il ne pouvait plus supporter l'angoisse du désespoir.

C'est en revenant au rivage qu'on apprend ces derniers détails, et ceux de l'héroïsme de William Hoey, qui s'était accroché à une roche et arrachait à la mer, avec les dents, les nageurs épuisés comme lui.

Il est impossible de mettre de l'ordre dans tous ces faits, surtout lorsqu'on voit les rangées de cadavres entassées sur le gazon, et ceux qu'on jette dans une vaste fosse commune, et les visiteurs qui viennent là reconnaître, s'ils peuvent, un ami ou un parent dans des lambeaux de corps, des cadavres dont la bouche écume, des membres tordus par les convulsions, des paquets de chair meurtrie et sanglante!

C'en est trop, et on apporte toujours des cercueils. Il y en a en métal pour les passagers de salon, que le Capitaine Williams doit faire transporter sur la continent ; il faut qu'il reste sur le rivage, qu'il surveille I'embarquement dans le train. Ce sera le châtiment de la négligence qu'on lui reproche jusqu'ici.

Il est navrant à voir et à entendre. Il ne peut  oublier une petite fille qui s'accrochait à son cou et lui criait de la sauver. Il dit qu'il s'en souviendra jusqu'à son dernier moment. Le malheureux n'avait jamais été à Halifax, et il est incontestable qu'il a été victime de la parcimonie de la Compagnie.

Le charbon, surtout à cause de la grève des mineurs anglais, était beaucoup plus cher en Angleterre qu'en Amérique. La compagnie de l'Etoile blanche réalisait des bénéfices considérables en achetant le moins possible en Angleterre. Les actionnaires gagnaient 225,000 francs de dividende par trimestre.

Et si le capitaine Williams n'avait pas eu encore ses deux jours de charbon pour aller jusqu'à Halifax, il était condamné à mourir de faim. Il n'avait que pour deux jours de vivres ! Quelle imprévoyance et quelle parcimonie ! Les fautes de la Compagnie n'excusent pas l'insouciance du capitaine, qui n'a pas fait faire de sondages prés de la côte, et qu'il a fallu secouer pour le réveiller.

Voilà ce qui se disait encore, le 3, à New-York et à Halifax, quand nos reporters amassaient à la hâte et en tas tout ce que nous venons d'essayer de débrouiller, et en le racontant comme si nous y étions, tant il nous a été impossible de démêler des incidents dont nous omettons encore une partie !

Voici encore quelques détails que nous empruntons au Monde :

L'Atlantic partait de Liverpool  le 20 mars. Il s'arrêtait à Queenstown le 21 pour prendre les dépêches et les voyageurs, puis il reprenait sa route. Il portait, y compris les hommes d'équipage et les passagers, plus de 1,000 personnes. Le temps était orageux, mais dans la traversée il n'a pas rencontré de fortes tempêtes, et vers le dixième jours, 31 mars, on s'aperçut que le charbon manquait et le capitaine Williams se décida à tirer une pointe sur Halifax pour s'approvisionner. Vers minuit, d'après les calculs faits, le navire se trouvait à 35 milles du cap de Sambro. A deux heures, par fatale méprise, on prit le phare de Prospect pour le phare du Sambro, et le navire se jetait sur les rochers de Meagher, et après deux ou trois secousses, avant qu'on eût pris aucune mesure pour sauver les passagers, il s'enfonçait sous les eaux. S'il y avait eu plus de profondeur, personne n'eût échappé. Il s'enfonça de telle sorte, qu'a l'exception du mât de beaupré, toute la coque disparut. Ceux qui périrent étaient presque tous endormis, On évalue le nombre des victimes à 750. Près de 250 personnes, y compris le capitaine ont trouvé un refuge sur le rocher. »

 

« Plusieurs personnes de Movelier nous demandent des détails sur le terrible naufrage de l'Atlantic dont 23 de leurs malheureux combourgeois ont été victimes. Jusqu'à présent nous n'avons pu recueillir que les renseignements suivants apportés en Europe par le Courrier des Etats-Unis du 5 avril:

Le télégraphe continue à nous transmettre des détails circonstanciés sur le naufrage de l'Atlantic. Une dépêche de Halifax dit qu'on a retrouvé les corps de MM. John Price. H.S. Hewitt, Meritt,   tous trois de New-York, Albert Sumner , de San-Francisco , et Met-calf, second-lieutenant de l'Atlantic. Ces restes ont été placés provisoirement dans des cercueils de bois, en attendant la récep-tion de cercueils métalliques. Le corps de Mme Fisher n'a pas encore été retrouvé. Les corps des passagers d'entrepont et des hommes d'équipage seront inhumés à Halifax. Ceux des survivants du naufrage qui sont attendus aujourd'hui à Boston, serons transférés à New-York par un steamer de la ligne Narragansett, il est probable qu'ils arriveront en cette ville demain matin. Hier le nombre total des Corps retrouvés était de 164.

...

On a entendu une des naufragées dire à son mari : " Laissez-moi et tâchez de vous sauver seul. Il est impossible que vous nous sauviez tous deux. " Le mari repoussant cette proposition, a étreint sa femme dans ses bras et, un moment après, ils ont été engloutis ensemble. On dit que les traits analogues de dévouement ont été nombreux et on attribue à cette raison le très petit nombre d'hommes mariés qui sont parmi les survivants : ils ont préféré mourir avec leurs femmes et leurs enfants que d'essayer de se sauver sans eux.

Plusieurs des naufragés s'étaient munis d'appareils de sauvetage, mais elles avaient fixés à la partie inférieure de leur corps. Il en est résulté que lorsqu'ils ont quitté l'épave en s'aidant de la ligne de va et vient, ils ont fait la culbute et se sont noyés. On voyait une grande quantité de cadavres flottant ainsi la tête en bas

Parmi les passagers se trouvait un homme qui ayant habité quelques temps l'Amérique, était allé en Angleterre pour chercher sa famille. Il revenait par l 'Atlantic avec sa femme et ses cinq enfants. Enfants, mère et père, tous ont péri.

Beaucoup des survivants sont couverts de contusions, provenant de la violence avec laquelle ils ont été poussés contre les rochers. Il en est un qui a eu les deux jambes brisées ainsi. Trois ou quatre ont dû être mis à l'hôpital à Halifax.

Le quartier-maître Thomas raconte qu'à 2 heures du matin il est allé trouver sur le pont le second-Iieutenant Metcalf, et lui a dit que d'après ses calculs, le navire avait fait assez de chemin pour ,atteindre le phare de Sambro, et qu'on ferait bien, par conséquent , de cesser d'avancer vers la terre. Si cette observation eût été écoutée, on n'aurait pas à déplorer ce terrible désastre. Mais M. Metcalf répondit au quartier-maître qu'il n'était pas le capitaine ni le second, en d'autres termes, de se mêler de ses affaires.

Aux dernières nouvelles, l 'Atlantic était dans la même position qu'au moment du désastre, et si le beau temps continue la cargaison sera presque complètement sauvée.

Il n ' y a qu'une voix pour flétrir la conduite d'une partie de l'équipage de l'Atlantic. Des misérables matelots , recrutés sur les quais de Liverpool, s'étaient distingués dès le commencement du voyage par leur insubordination et par diverses tentatives de vol ; mais c'est pendant et après le naufrage qu'ils ont donné la pleine mesure de leur valeur. A l'approche des embarcations de secours l'épave du navire aux agrès duquel  étaient accrochés tant de malheureux, les hommes d'équipage repoussaient violemment les passagers pour s'élancer avant eux dans les bateaux. Ils dévalisaient les  morts et les mourants, et l'on cite des cas où ils n'ont pas reculé devant des actes horribles de mutilation pour s'emparer de bagues ou de boucles d'oreilles victimes.

Deux ou trois cents passagers sont attendus demain à New-York et aussitôt arrivés une enquête sera ouverte sur les causes qui ont amené ce terrible désastre. »

 

Ø J'ai cherché à savoir comment les autorités communales ont réagi à cet événement tragique. Il n'en est pas fait mention dans les séances du conseil. Si l'on se réfère aux comptes communaux, l'emprunt prévu pour payer les frais de passage n'apparaît pas dans les recettes et aucune somme n'est versée à l'agence Schmid. Probablement que le naufrage a eu pour conséquence une rupture du contrat. Par contre, la commune encaisse fr. 210.- que Pleigne lui verse pour avoir payé en son nom le prix du transport de leur unique ressortissant décédé lors de cette catastrophe.

 

 

 



[1] M.-A. Lovis, Aperçu de l'émigration outre-mer dans l'ancien Jura bernois, 1867-1913, dans L'HOTA, 1995, no 19, p. 12

[2] Cette expression désigne une certaine quantité de bois à laquelle a droit annuellement chaque bourgeois.